En juillet 2022, le quotidien The Guardian, en partenariat avec le fameux Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et 42 médias mondiaux, révélait les Uber Files. Autrement dit, une fuite de 124 000 documents internes couvrant les années 2013 à 2017. Un scandale qui redessinera à jamais le monde du travail. Un sujet qui résonne encore en 2025.

L’accroche est forte, mais c’est pour la bonne cause.
Car derrière l’appli qui vous propose une course en 2 clics, ces documents révèlent un tout autre trajet : celui de la manipulation politique et du contournement légal.
À l’origine de cette fuite, Mark MacGann, ex-lobbyiste d’Uber, devenu lanceur d’alerte.
Toutes les méthodes controversées d’Uber pour s’imposer sur les marchés mondiaux sont alors pointées du doigt. Du lobbying politique à grande échelle (notamment auprès d’Emmanuel Macron), au contournement des lois, en passant par un recours à un “kill switch », un système informatique pour désactiver à distance l’accès à ses données lors de descentes de police ou de contrôles.
A l’époque, la publication déclenche une onde de choc médiatique et politique, relançant le débat sur l’influence des multinationales et les liens troubles entre pouvoir public et intérêts privés.
Mais au-delà des aspects politiques ou économiques de l’affaire déjà très traités, il demeure un sujet finalement peu creusé, et pourtant central : les conditions de travail et surtout, le mépris des travailleurs.
Effectivement, les Uber Files en disent long sur la manière dont une grande entreprise comme Uber traite ses chauffeurs, instrumentalise la précarité, et redessine les frontières du salariat. Et c’est loin de ne plus être d’actualité. Surtout quand encore en ce mois de juillet 2025, Le Monde nous apprend que « pour la première fois, la Cour de cassation refuse de requalifier des chauffeurs comme « salariés » d’Uber. »
A l’heure où l’on parle QVCT à tout va, de quoi soulever une problématique sociale et RH contemporaine…
Uber Files : Quelques points importants à (re)découvrir
- Uber a instrumentalisé les violences subies par ses chauffeurs pour servir sa stratégie médiatique.
- L’entreprise les poussait à manifester, tout en les laissant seuls face aux risques.
- Uber a refusé de leur accorder un vrai statut, contournant les législations locales.
Cette affaire relève bien plus qu’un scandale corporate, mais un modèle de société.
Précarité en roue libre : les travailleurs derrière le scandale Uber files
L’instrumentalisation des chauffeurs Uber
Parmi les révélations les plus troublantes des Uber Files, une stratégie glaçante. L’entreprise a utilisé les agressions et tensions subies par ses chauffeurs, notamment face à des taxis ou dans des contextes urbains conflictuels, non pas pour les protéger en priorité, mais comme levier politique.
En mettant en avant leur statut de victimes dans l’espace public, Uber cherchait à susciter l’empathie de l’opinion et à peser sur les décisions gouvernementales en faveur de son modèle économique.
Une souffrance bien réelle, mais dont l’entreprise s’est servie pour nourrir sa stratégie de communication et de lobbying. Évidemment, sans offrir en retour de véritable protection ni juridique, ni sociale.
Les chauffeurs étaient seuls en première ligne, poussés à manifester ou à s’exposer médiatiquement, mais laissés pour compte quand il s’agissait de sécurité ou de droits concrets.
Le flou du statut pour une précarité organisée
Derrière l’image du chauffeur « libre et indépendant », Uber a en réalité maintenu une relation de dépendance forte.
En refusant de reconnaître ses chauffeurs comme salariés, la plateforme s’est affranchie de nombreuses obligations. Tels que cotisations sociales, congés payés, indemnités en cas d’accident, salaire minimum.
Aussi, dans les faits, c’est bien Uber – via son algorithme – qui contrôle les courses, fixe les prix, impose les conditions.
Plusieurs juridictions, comme au Royaume-Uni, ont d’ailleurs reconnu l’existence d’un lien de subordination, allant jusqu’à requalifier certains chauffeurs en salariés.
En choisissant de ne pas adapter son modèle aux réglementations locales, Uber a entretenu un flou juridique qui affaiblit les droits fondamentaux des travailleurs.
Une précarité institutionnalisée, présentée comme de la flexibilité.
sans sanction, mais pas sans conséquences
Conséquence directe du scandale, une directive européenne a été adoptée en 2024, visant à mieux protéger ces travailleurs. Elle a été très débattue car certains pays et lobbys des plateformes étaient opposés à ces obligations, invoquant la flexibilité, l’innovation ou le risque de perte d’emplois.
Elle implique :
- Des critères pour requalifier un travailleur de plateforme en salarié, si certaines conditions sont remplies (lien de subordination, contrôle de l’algorithme, etc.).
- Plus de transparence sur les algorithmes qui organisent leur travail.
- Des obligations pour les plateformes (comme Uber, Glovo, Bolt…) en matière de droits sociaux.
Si ce scandale a aussi permis de renforcer la prise de conscience politique et sociale sur la précarité des travailleurs de plateformes, en revanche, Uber n’a pas été condamné suite aux Uber Files.
Et oui. Aucune Cour de Justice en France (ni ailleurs) n’a poursuivi ou condamné officiellement l’entreprise suite à la fuite des documents. Uber n’a pas non plus été massivement boycotté. Et si l’image de la marque a été entachée, en revanche, elle n’a pas vraiment menacé son activité globale.
Quand le modèle Uber devient la norme du monde du travail
3 ans après, une question dérange : qu’est-ce que cela dit aux autres entreprises ? Qu’est-ce que cela dit du monde du travail ?
Bien que ce cas ait pesé pour l’adoption de la directive européenne, l’absence de condamnation directe d’Uber envoie un signal trouble. Celui d’une impunité possible, tant que l’innovation ou la croissance semblent justifier les moyens.
Pire. Comme le mentionne Le Monde, « deux arrêts de la haute juridiction datant du 9 juillet 2025 ont changé la donne ». Suivant les jugements de la cour d’appel de Paris, ils ont considéré que le lien de subordination n’existait pas entre des conducteurs et l’américain Uber, refusant ainsi leur requalification en tant que salariés. Une première.
Si un géant comme Uber peut agir de la sorte sans sanction, cela crée un précédent pour d’autres plateformes ou entreprises.
D’ailleurs, aujourd’hui, les Uber Files résonnent encore. Le modèle dénoncé, celui de l’ultra-flexibilité, de la précarisation déguisée, du contournement du droit du travail, ne s’est pas effondré. Il s’est même diffusé.
En 2025, la gig economy (ou économie des petits boulots en français) continue de croître, et d’autres acteurs (Deliveroo, Bolt, etc.) reproduisent ce schéma. Derrière l’innovation technologique, ce sont souvent des travailleurs isolés, sans voix, sans droits pleins, qui assurent les services.
Ce que les Uber Files nous rappellent, c’est que l’enjeu n’est pas uniquement économique ou concurrentiel. Il est social, éthique, politique.


